Denis Dailleux

Persan-Beaumont

C’est en rentrant de mon village, où durant l’été j’avais photographié ses habitants et parmi eux ma grand-tante Juliette, que j’ai fait la connaissance dans le train Corail des garçons de la cité « Le Village » à Persan, petite commune du Val-d’Oise. Ils étaient une dizaine et avaient passé quelques jours de vacances aux Sables-d’Olonne. Ils déambulaient de wagon en wagon avec un radiocassette qui diffusait du rap sans que personne ne les interpelle. Je vivais à Paris et depuis quelque temps j’avais l’idée de documenter mon quotidien. Dès mon arrivée, j’avais compris que, si je m’y étais installé du temps des halles et des bougnats, cette ville m’aurait enchanté ; mais Paris avait déjà commencé à rejeter les couches populaires à sa périphérie. Néanmoins, mon désir persistait et je me disais que si j’allais en banlieue j’y trouverais plus de spontanéité. L’occasion s’est présentée lorsque j’ai croisé cette bande de jeunes banlieusards dans le train et que nous avons discuté. Je leur ai montré les images de Juliette et je me souviens qu’en les voyant ils ont dit « Classe ! ». Et c’est à ce moment précis que je leur ai demandé s’ils étaient d’accord pour que j’aille les rencontrer dans leur cité. C’est Coco qui m’a laissé son numéro de téléphone. À cette époque on parlait très peu des problèmes de banlieue mais ce n’est pas sans une petite appréhension qu’au début de l’automne 1987 je me suis enfin décidé à appeler Coco. Il m’a donné rendez-vous le dimanche suivant à la gare de Persan-Beaumont. Pour la première fois, je suis allé gare du Nord prendre un train qui m’a emporté vers ce qui était encore pour moi un monde totalement inconnu. Persan-Beaumont était alors le terminus du train de banlieue et, quand j’ai mis le nez dehors, m’attendait un comité de jeunes garçons, composé en majorité de Français d’origine maghrébine. Nous avons marché jusqu’au bâtiment numéro 14 qui était le point de ralliement de la cité. J’ai fait des photos, des portraits, mais j’ai vite réalisé mon incapacité à immortaliser cette génération du rap naissant dont je ne connaissais aucun des codes. Ils se mettaient trop en scène et je n’étais absolument pas content de mes images. C’est seulement quand j’ai commencé à photographier leurs petits frères et sœurs que j’ai su que je tenais quelque chose. Le lâcher-prise des enfants a révélé de façon fulgurante ma difficulté à vivre mon isolement. Il y avait comme une alchimie entre leur confiance et ma tristesse. J’ai effectué le trajet durant cinq années, toujours le dimanche après-midi, à raison peut-être d’une fois par mois. J’avais fini par faire partie des lieux. C’est par une belle journée ensoleillée qu’un homme, semblant légèrement ivre, est sorti de sa voiture pour me demander mes papiers et qu’il y est remonté en colère après mon refus de les lui montrer. Les enfants qui avaient observé cette scène étrange sont venus me dire en riant que l’homme était le maire de Persan. Quelques mois plus tard, cet élu communiste perdait sa mairie au profit de la droite, à ce jour toujours en place. Dans les années qui suivraient, les problèmes des cités deviendraient un enjeu crucial, le sujet de débats et de reportages. Mais je dois reconnaître qu’à l’époque, bien plus que par conviction politique, j’étais venu faire ce travail pour sauver ma peau.